PAUL VALERY (1871 - 1945) : 'DE L'EMINENCE DIGNITE DES ARTS DU FEU'
Texte rédigé pour le catalogue de l'exposition collective de 1930 de la Galerie Rouard (Claude Linossier)
Un désir, une idée, une action, une matière s’unissent dans toute œuvre.
Ces éléments essentiels ont entre eux des rapports très divers, très peu simples et parfois si subtils que leur expression est impossible. Quand il en est ainsi, c’est-à-dire quand nous ne pouvons représenter ou définir un ouvrage par une sorte de formule qui nous permette de le concevoir fait et refait à volonté, nous l’appelons une Œuvre d’art.
La noblesse d’un art dépend de la pureté du désir, dont il procède et de l’incertitude de l’auteur quant à l’heureux succès de son action. Plus l’artiste est-il rendu incertain du résultat de son effort par la nature de la matière qu’il tourmente et des agents dont il use pour la contraindre, plus pur est son désir, plus évidente sa vertu.
C’est pourquoi dans tous les arts dont la matière n’oppose point par elle-même de résistantes positives, les véritables artistes ressentent le péril et l’ennui d’une facilité trop grande. La plume ou le pinceau leur semblent trop légers. Ils s’inquiètent de la durée de ce qui leur coûte si peu et se développe si aisément.
On les voit, dans les belles époques, se créer des difficultés imaginaires, inventer des conventions et des règles tout arbitraires, restreindre leurs libertés, qu’ils ont compris qu’il fallait craindre, et s’interdire de pouvoir faire sûrement et immédiatement tous ce qu’ils veulent.
Et c’est pourquoi le travail du marbre nous semble plus digne que celui de la glaise; le burin, plus honorable que l’eau-forte; la fresque, (qui s’exécute sous la pression du temps, et dans laquelle l’action, la matière et la durée sont intimement et réciproquement liées), plus relevée et vertueuse que toute peinture qui admet la reprise, la retouche, le repentir.
Mais, entre tous les arts, je n’en sais de plus aventureux, de plus incertains, et donc de plus nobles, que les arts qui invoquent le Feu.
Leur nature exclut ou punit toute négligence.
Nul abandon, point de répit; point de fluctuations de pensée, de courage ou d’humeur. Ils imposent, sous l’aspect le plus dramatique, le combat resserré de l’homme et de la forme. Leur agent essentiel, le feu, est aussi le plus grand ennemi. Il est un agent de précision redoutable dont l’opération merveilleuse sur la matière qu’on propose à son ardeur est rigoureusement ornée, menacée, définie par quelques constances physiques ou chimiques difficiles à observer.
Tout écart est fatal : la pièce est ruinée. Si le feu s’assoupit ou que le feu s’emporte, son caprice est désastre, la partie est perdue. Perdus en un instant le galbe gracieux, le décor longuement médité, la couverte savamment dosée et posée, le temps, l’argent, les soins, l’amour. Ou bien, si l’oeuvre est de métal, le métal façonné et dressé par mille petits coups du marteau rythmiquement frappés dans un ordre qui engendre une forme, s’effondre et fond soudain, flambant sous un brusque éveil de flamme.
Qu’il s’agisse du cuivre, ou du verre, ou du grès, cependant que le feu agit, l’homme se consume. Il veille, il brûle; il est à la fois un joueur dont la chute d’un dé va décider le sort, et pareil à quelque âme anxieuse en prière.
Sa main qui suscita le feu, qui le nourrit, le pousse, le tempère, guette l’instant unique de lui retirer cette formation incandescente qu’il vient de produire et qu’il va détruire dans l’instant suivant, comme le fait de ses créatures l’aveugle et monotone puissance de la vie.
C’est de même que le poète doit promptement arracher à son esprit et fixer aussitôt l’accident précieux de son enthousiasme, avant que ce même esprit, emporté au-delà du plus beau, le reprenne, le dissolve et refonde dans ses combinaisons infinies.
Mais toute la vigilance du noble artisan du feu, tout ce que son expérience, sa science de la chaleur, des états critiques, des températures de fusion et de réaction lui font prévoir, laissent immense la noble incertitude. Elles n’abolissent point le Hasard. Son grand art demeure dominé, et comme sanctifié, par le risque.
Tels que les anciens à leurs pythies soumettaient en tremblant leurs projets et leurs doutes, et comme ils confiaient à la fureur d’une devineresse la fonction de former des réponses que le raisonnement ni les connaissances froides ne leur permettaient d’obtenir, tel le potier ou le verrier adresse au feu le problème d’un vase ; et le feu rend l’oracle. Parfois heureux, parfois désastre ; parfois ambigu, parfois unique et ravissante surprise. Parfois le feu créa une substance toute inconnue de la nature : du sable il fit un verre, un corps étrange, qui pendant quelques siècles demeura transparent comme une eau solide, fixé dans un équilibre de contrainte, soustrait par une sorte de saisissement intime à l’intime fatalité de l’orientation cristalline. Parfois le feu comble l’attente et rend transfiguré, chargé d’émail, vêtu d’un tégument minéral éternel, quoique aussi doux et vivant que la peau d’un fruit, l’objet que les mains de l’artiste avaient pieusement offert au dieu et placé dans la mystique enceinte où le rayonnement captif s’exalte, compose du désordre parfait des vibrations, l’unisson toute-puissante de l’énergie.
Que font les arts du feu si ce n’est de célébrer la conquête capitale de l’homme ? Ils dérivent de ses premières fabrications. À peine eut-il apprivoisé le feu, asservi cette ardeur et par elle l’argile et les métaux, créant l’outil, l’arme et l’ustensile, que le voici qui le détourne à lui former des valeurs, de contemplation et plaisir. Il y eut un premier homme qui, caressant distraitement quelque vase grossier, sentit naître l’idée d’en modeler un autre, à fin de caresses.
Oserai-je avouer qu’un tel objet sorti des épreuves du feu me représente assez souvent une histoire de planète ?
Je songe qu’une Terre ou qu’une Mars habitables, ce ne sont après tout que des corps refroidis, sur quoi les conditions très nombreuses, très étroites, très composées de la vie se trouvent très improbablement réunies. Ce sont peut-être les ouvrages incertains, très rarement et difficilement obtenus, de quelque potier inconcevable.
Les planètes, peut-être, ne sont-elles que des objets utiles à quelques desseins que les vivants, sans le savoir, servent ou desservent ?
Les arts du feu seraient par là les plus vénérables de tous, imitant si exactement l’opération transcendante d’un démiurge.
Paul Valéry, Texte rédigé pour le catalogue de l'exposition de 1930 de la Galerie Rouard
Sources :
TEXTE DE PAUL VALERY